blog européen

mercredi 9 avril 2008

Hausarbeit macht frei, ou à qui décerner la faute de la forteresse Europe

L’année universitaire en Allemagne est traditionnellement divisée en deux semestres, comme nous en avons la coutume en France, à l’exception notable du fait que les étudiants disposent ici de deux mois de vacances entre le semestre d’hiver et celui d’été, et non de deux semaines. C’est l’occasion de voyager, comme vous avez pu le constater, mais aussi d’effectuer des stages ou de travailler. Une autre occupation principale consiste à finir les mémoires (les « Hausarbeit ») dus pour des conférences effectuées le semestre précédent. Cela a notamment été mon cas : ayant pendant plusieurs mois agonisé sur ces travaux, il me semble raisonnable de partager ouvertement mes peines vis-à-vis de cette tâche apparemment insurmontable. Il s’agit de rédiger une vingtaine de pages pour ma conférence de méthode sur « La politique de Justice et Affaires Intérieures dans le système de gouvernance à plusieurs niveaux de l’Union Européenne » - titre qui ne m’a jamais vraiment semblé très limpide, vu que n’y ont été abordés ni ce dont recèle cette politique en question, ni ces fameux « niveaux de gouvernance ». Inutile d’expliquer à quel point j’ai amèrement regretté le choix de ce cours : il fallut rédiger un exposé sur « La dimension extérieure de la politique de Justice et Affaire Intérieures », expérience qui donna lieu aux 90 minutes les plus humiliantes de mon existence (à l’exception de ce concert de fin d’année en quatrième). Soit. A présent, pour remplir mes obligations de scolarité, il me faut compléter un Hausarbeit d’une vingtaine de pages sur le sujet de mon choix ; en picorant quelque peu ici et là dans le thème de mon exposé, cela donne à peu près cette horreur : « L’externalisation est-elle l’étape finale du processus de sécuritarisation de la politique européenne d’immigration et d’asile ? » (en allemand).

Ce billet n’a cependant pas uniquement pour but de déplorer mon triste sort ou de montrer à tout le monde à quel point j’affronte avec aplomb et opiniâtreté l’adversité académique. Non, il s’agit de vous éclairer davantage sur le sujet que j’étudie, et qui s’avère en vérité être (parfois) assez passionnant. L’immigration et le droit d’asile sont des domaines politiques sensibles traditionnellement liés à la souveraineté des Etats, le contrôle de l’accès au territoire restant une prérogative nationale. C’est pourquoi l’Union Européenne n’a que tardivement dans son développement commencé à en partager la gestion avec ses membres, la discussion de tels thèmes restant d’abord limitée à des forums de coopération internationale dans les années 80. L’ouverture des frontières étant de mise dans le cadre de l’espace Schengen, les responsables politiques nationaux appellent alors à la mise en place de politiques de contrôle de l’immigration aux frontières extérieures et de coopération policière à l’intérieur des frontières afin de « compenser » la liberté de circulation en Europe. Ce n’est qu’en 1992 avec la signature du traité de Maastricht et la création de la politique de Justice et Affaires Intérieures (JAI) que ces thèmes entrent de plain-pied dans le domaine communautaire (même si la prise de décision restait en grande partie encore sujette à un accord à l’unanimité entre tous les Etats).

Ce que les articles académiques sur le sujet tendent à montrer est que ces développements au niveau européen reflètent un changement dans la perception de l’immigration au lendemain de la chute du mur de Berlin : les tensions internationales résultant de l’affrontement des deux blocs étant résolues, de nouvelles « menaces » tendent à apparaître dans le discours politique comme dans la presse et l’opinion publique, telles que les réseaux de criminalité organisée, les trafics transfrontaliers illégaux en tous genres ainsi que le terrorisme. L’abolition des frontières internes contribue à former dans l’opinion des politiques ainsi que du public la perception de telles menaces comme émanant d’au-delà des frontières européennes, d’où la nécessité de contrôler d’autant plus strictement l’accès d’immigrants potentiellement dangereux au territoire national. C’est le début de ce que l’on tend à appeler « la forteresse Europe », le mirage miroitant au-delà du rivage de Tanger ; ce territoire bouclé ne fait qu’inviter davantage les clandestins, dont nombreux finissent tragiquement morts noyés sur les plages espagnoles ou italiennes.

Mais si les frontières de l’Union souffrent d’un tel degré de fermeture, c’est surtout du fait de l’action concertée des responsables politiques nationaux, et non des organes communautaires que sont le Parlement et la Commission. Les réunions des ministres de l’intérieur de l’Union qui ont lieu régulièrement au sein de l’institution du Conseil des ministres constituent un environnement favorable pour ces derniers. Non seulement ceux-ci sont-ils très souvent sur la même longueur d’onde quand aux mesures qu’il convient de poursuivre (restriction de l’accès au territoire, contrôle des flux en partenariat avec Etats tiers), du fait de leur expérience semblable dans leurs ministères respectifs ; mais l’absence de contrôle parlementaire et juridictionnel dans le processus de décision permet également de surmonter les obstacles que ces mêmes décisions eussent rencontré au niveau national. Bref, le Conseil des ministres permet aux responsables exécutifs nationaux de prendre des mesures plus restrictives en toute impunité. La Commission et le Parlement, en revanche, oeuvrent depuis la création de cette politique à la rendre plus englobante, c'est-à-dire à inclure dans les moyens utilisés à la fois des mesures restrictives de contrôle des flux aux frontières ainsi que des outils plus progressifs visant à éliminer les causes de l’immigration à la source ou de mieux intégrer les immigrants dans leur société d’accueil une fois ceux-ci arrivés. La Commission publie ainsi régulièrement des documents soulignant l’importance de compléter la lutte contre les flux de clandestins par des politiques d’aide au développement et d’investissements dirigées vers les pays d’origine. Si ces orientations sont prises en compte dans la mise en œuvre des politiques, il convient cependant de constater que la plupart des fonds alloués continuent à être utilisés pour renforcer les moyens de contrôles aux frontières, sans que le nombre de tentatives d’entrées sur le territoire connaisse de véritable inflexion. Pour que tout espoir d’améliorer la situation des immigrés en Europe puisse se réaliser, il faudrait octroyer davantage de pouvoir au Parlement européen, traditionnellement défenseur d’une approche plus ouverte et respectueuse des droits de l’homme ; il faudrait aussi qu’un travail de longue haleine s’effectue au niveau des opinions publiques nationales, afin d’évacuer le cliché de l’immigration comme source de criminalité, de chômage et de menaces à l’identité nationale. Ce n’est que par un travail effectif de communication positive de la part des politiques qu’un tel changement peut s’effectuer au long terme.


Voir aussi des informations sur la politique d'immigration sur le site de la Commission européenne.

3 commentaires:

Elsa a dit…

Pas mal, et c'est effectivement un sujet plus que jamais d'acutalité.

Anonyme a dit…

Il faut effectivement noter que la quasi-totalité des pays d'Europe de l'Ouest ont décidé, au tournant des années 1970, de fermer leurs frontières à l'immigration économique suite à la crise qui s'est traduite par de la stagflation.

Il s'agit de notre vision de l'immigré qui a complètement changé au tournant de ces années-là, puisque l'immigré, considéré comme "de passage" soit retourne chez lui, soit se retrouve "coincé" dans le pays d'accueil qui faillit plus ou moins à l'intégrer.

C'est probablement cette méfiance de l'opinion publique vis-à-vis de l'immigré qui est à la fois utilisée et (plus ou moins involontairement) suscité par les gouvernements nationaux qui est à la base de la politique actuelle de l'UE et, bien malheureusement, de la manière dont le reste du monde nous considère...

chloé a dit…

Toujours sur le thème de la forteresse Europe, j'ai trouvé au cours de mes recherches des chiffres plus qu'effrayants. Voici un extrait d'article que je viens de lire, publié par le Conseil Européen pour les réfugiés et exilés (ECRE), une organisation pan-européenne englobant un nombre imporant d'ONG spécialisées dans le droit d'asile. Le chiffre de 25 000 cité ci-dessous provient d'une ONG espagnole.

"It has been estimated that 3,000 persons died between January and July 2006 trying to cross the Mediterranean. Others have said the figure is closer to 25,000. No-one knows the real death toll: journeys can cover vast distances, persons may undertake several attempts – some do not survive desert crossings, while others drown at
Europe’s door. Every death is one too many, irrespective of a person’s reason for trying to
enter Europe."